Les lacunes du journalisme font le bonheur des ONG

article paru ici.

113_0273 Journaliste à Libération, Christophe Ayad vient de participer à la rédaction d’un livre intitulé La communication des ONG humanitaires*. Dans cet ouvrage paru sous la direction du sociologue Pascal Dauvin, le journaliste regrette que les médias travaillent trop avec les humanitaires, et pas assez sur les ONG. Entretien.

Olivier Falhun: Quelles sont les principales difficultés rencontrées par les journalistes dans leurs relations avec les ONG humanitaires ?

Je vais prendre l’exemple d’Haïti, parce que c’est le plus récent qui me vient à l’esprit. Durant cette catastrophe, on a pu observer un certain nombre de dérives caractéristiques, à commencer par le fait que des médias ont relayé les appels aux dons de certaines organisations caritatives. Des collègues se sont retrouvés à enquêter sur le problème des trafics d’orphelins au moment où leurs médias relayaient les appels à des rapatriements massifs et accélérés en France. Sur place, ce qui était clair, c’était l’urgence d’attendre, étant donné la situation de chaos avant d’enclencher les procédures d’adoption. Au-delà de ce type d’anecdote plus fréquent qu’on ne croit, je retiens surtout l’insuffisance d’outils journalistiques pour couvrir les sujets humanitaires. Nous disposons généralement de peu de notions de santé publique ou de connaissances techniques sur les pratiques des acteurs de secours. Il peut m’arriver de passer à côté de faits marquants sans m’en apercevoir, ou de me focaliser sur des problèmes relativement secondaires. Par exemple à Port-au-Prince, j’ai mis quelques jours à comprendre toutes les implications du séisme sur le système hospitalier et de santé. C’était bien pire que le tsunami, en termes d’ampleur et de durée, et cela aurait dû être clair dès le premier jour.

Comment remédier à ces problèmes?

En ce sens, des sessions courtes de formation ou d’initiation organisées par les ONG ou par d’autres —je pense notamment aux épidémiologistes d’Epicentre— seraient à mon avis très utiles. Les journalistes manquent aussi d’interlocuteurs fiables et ils devraient sans doute solliciter davantage des diplomates ou des experts qui ont pris de la distance avec le champ humanitaire. Car, à défaut d’un regard plus critique, on continuera d’user d’un ton compassionnel, largement dominant à la télévision. La compassion n’est pas la pire des choses, mais elle n’aide pas à la compréhension. Résultat, certains journalistes, en particulier les reporters de guerre, fuient les humanitaires comme la peste. Ils ont souvent l’impression d’être abusés par des ONG qui n’ont d’autre soucis que de parler d’elles. Un point mérite enfin d’être souligné: aujourd’hui, ce sont les acteurs humanitaires eux-mêmes qui produisent leur propre réflexion critique, au risque d’entrer dans un système totalisant. Et c’est comme ça qu’au final, les lacunes du journalisme font le bonheur des humanitaires.

© Bruno De Cock_MSF

Pour autant, les ONG sont-elles prêtes à accepter la critique extérieure ?

Comme toute organisation, elles n’ont pas cette tendance naturelle. Rares sont celles qui acceptent d’être questionnées sur leur pratique. Le cas échéant, elles sont capables de supporter la critique quand elle bénéficient d’une situation confortable et qu’elles ont les reins solides. Et encore… Il existe des tentatives d’évaluer, de comparer les ONG entre elles ou de les noter, à l’image du travail réalisé par « L’Observatoire de l’humanitaire« . Mais la démarche est très souvent mal perçue par les ONG. Or, c’est en multipliant ce genre d’initiatives qu’on améliorera leur fonctionnement et leur transparence. C’est aussi par ce type de travail qu’on lèvera le voile sur des pratiques de terrain questionnables et qu’on renforcera la distinction nécessaire entre l’action d’une ONG indépendante et celle qui ne l’est pas.
On le voit bien aujourd’hui en Afghanistan, où une grande part des actions civiles et militaires se confondent et s’inscrivent dans une approche intégrée. On en voit aussi le résultat: désormais, les ONG qui se tiennent à l’écart des armées occidentales en Afghanistan se mettent en grand danger, car toutes, sans exception, sont considérées comme des supplétives de la coalition. Un constat qui vaut aussi pour les journalistes.

C’est-à-dire?

Je m’explique. Jusqu’en 2001, les Afghans faisaient la distinction entre les acteurs non étatiques et les autres. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La confusion s’est installée. Pour une ONG comme pour un journaliste, rester à l’écart et refuser d’être embedded, c’est désormais mettre en jeu sa sécurité et prendre le risque d’être perçu comme un agent de renseignement. Ce constat n’a rien d’étonnant quand on sait les soldats disposés à offrir un tracteur ou des semences à un village entier en contreparties d’informations sur les insurgés. Dés lors, les problèmes se posent autant pour les humanitaires que pour les journalistes.

Y a-t-il similitude ou conflit d’intérêts entre journalistes et humanitaires ?
On demande aux médias d’informer et aux ONG d’agir. De là, je constate surtout des difficultés communes, mais pour des objectifs radicalement différents. Il faut aussi garder à l’esprit que les ressources respectives sont disproportionnées. La presse est dans une situation financière très fragile. Nous sommes moins nombreux. Les journalistes spécialisés sont amenés à élargir leur champ d’activité, avec un temps d’investigation plus limité. On manque de moyens et de réactivité. Se pose ainsi la question des voyages de presse organisés et payés par les ONG. Les difficultés économiques sont telles que je ne connais plus de média refusant les voyages de presse. En tant que journalistes individuels, nous sommes néanmoins libres de refuser. Pour ma part, je ne jette pas l’anathème sur les voyages de presse, mais je marque une différence très nette entre un journaliste pris en charge par une organisation humanitaire pour mettre au jour le sort des populations centrafricaines et un journaliste embarqué pour couvrir les déambulations d’une célébrité dans le tiers monde. Dans le premier cas, c’est l’occasion d’évoquer le sort des populations dans un pays qui fera rarement les gros titres de l’actualité, quitte à citer brièvement l’ONG. Dans le second, le risque existe de virer au people et de laisser au second plan la véritable raison du voyage —les orphelins de guerre— par rapport à la vedette en question.

Pourquoi les ONG choisissent-elles de financer ce type de voyages?

J’imagine que leur raisonnement est le suivant: un reportage est moins cher et plus efficace qu’une publicité. Surtout si le reportage est suivi d’un appel aux dons ou d’un numéro de CCP.

Comment les journalistes peuvent-ils se sortir de ce dilemme?

Je pense que nous devrions expliquer aux lecteurs les conditions dans lesquelles les reportages sont réalisés, cela atténuerait la suspicion et l’impression d’être dupé, voire la lassitude, chez le lecteur ou le spectateur.

*La communication des ONG humanitaires. Sous la direction de Pascal Dauvin. L’Harmattan, avril 2010.

Illustration © liberation.fr et © Bruno De Cock/MSF

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